Deux pas de plus. Deux pas de plus pour arriver à destination. Tu passes ta main dans tes cheveux nerveusement. Ce tic, il t'accompagne partout où tu vas, à chaque occasion de ta vie qui te fait stresser. Et pour l'instant, le stress, tu as un peu l'impression qu'il te suit comme si c'était ton âme sœur. Te voilà devant la porte, à hésiter bêtement, ton doigt suspendu dans les airs, ton regard sur l'interphone. Tu te mets à douter. Et si tu n'étais pas à la hauteur? Et si les exigences étaient plus grandes à Londres? Tu finis par te ressaisir. Après tout, tu sors de la meilleure université de ta région, et tu n'as pas à rougir de tes résultats finaux. Tu presses enfin ton doigt sur le bouton, ravales ta salive avec difficulté et te présentes. On t'invite à entrer, t'indiquant le chemin d'une salle d'attente. Toi qui déteste ça, tu es ravi. Quelques pas de plus. Trente huit pour être précis. Tu les as comptés machinalement, comme pour essayer de calmer ton anxiété. Ton regard bleu parcourt alors la salle. Trois personnes y sont présentes. Un jeune homme à lunettes, l'air intello, te détaille de la tête aux pieds. Il respire la confiance en lui et forcément, toi, cela te mets mal à l'aise. Tu détournes donc les yeux, les portant sur une demoiselle. Beaucoup trop belle, grand décolleté. Et là, tu te demandes pour la énième fois ce que tu fais là, loin de Bristol, loin de chez toi. Tu te décides donc à poser tes fesses à deux sièges d'une personne d'une cinquantaine d'année. Le dossier qu'il tient en main est épais et tu te doutes qu'il n'est certainement pas ici pour le recrutement des stagiaires. Les minutes passent, l'intello à lunettes est appelé. Puis, la jeune femme. Tu pousses un soupir. Attendre ne fait qu'augmenter ton stress. Ta bouche est sèche et tu peines à retrouver ne fut-ce qu'une phrase présentable à dire quand viendra ton tour. Tu vas être lamentable, t'en es certain. Du coup, tu revois mentalement tes ambitions à la baisse. Ce cabinet d'avocats est bien trop réputé pour toi, petit anglais de classe moyenne. Des bruits de pas. Toujours des pas. Tu entends ton nom, suivi de très près de ton prénom. Tu lèves alors les yeux vers la voix masculine. Et tu ne peux t'empêcher de détailler discrètement l'homme qui se trouve devant toi: petit, avec un costume deux fois trop grand pour lui. Il doit certainement n'avoir que quelques années de plus que toi. Derrière ses lunettes, tu remarques pourtant un air intelligent. Il paraît inoffensif aux premiers abords. Mais on t'a appris à ne pas t'arrêter à la première apparence. Tu sers donc la main à ce jeune avocat et marmonne un 'enchanté' quand il se présente à toi. Un sourire se pose sur son visage et tu te demandes ce que tu as pu dire de drôle. Rien sans doute. A moins que ce soit sa manière à lui d'essayer de te mettre à l'aise. Si c'est le cas, c'est plutôt mal partit. Il t'invite à le suivre dans un bureau à la décoration assez épurée. Tu t'installes donc, repasses une main dans tes cheveux. A cet instant, tu es parfaitement conscient que tu joues une grande partie de ta vie. Il s'est installé face à toi et a ouvert un dossier où tu as juste eu le temps de voir ton nom sur la face. Tu te rends alors compte qu'il n'a rien laissé au hasard. Et de nouveau, tu te sens mal à l'aise. Cet avocat en sait certainement plus sur toi que toi sur lui. Il finit par briser le silence et tu comprends qu'il recherche un seul stagiaire pour travailler essentiellement sur ses dossiers, et non sur ceux de ses associés. Ce qui semblait logique après tout. Tu hoches la tête, parfaitement attentif. 'J'ai bien étudié votre dossier' Ca, tu avais cru le comprendre en voyant les notes qu'il avait gribouillées sur une feuille blanche d'une petite écriture illisible. Il parcourt alors ton cursus universitaire, ta mineure en comptabilité, ta maîtrise du français, ta participation à la vie du campus. Tu ne sais d'ailleurs pas si c'est un bon point pour toi d'avoir participer au groupe d'entraide scolaire. Il faut dire que l'avocat face à toi ne laisse rien transparaître. Alors que tu t'attends à ce qu'il te demande tes motivations, afin de savoir pourquoi te choisir toi et pas un autre, il sort un petit questionnaire tout préparé. Pour faire plus ample connaissance, se justifie-t-il. Toi, tu te demandes juste si ce n'est pas de la curiosité mal placée. A quoi cela va bien pouvoir lui servir de savoir tes allergies, tes potentielles pathologies, ou même tes opinions religieuses et politiques? Alors que tu ne saurais toi-même répondre à ta question, tu te prêtes au jeu. Après tout, il ne t'en laisse pas le choix. 'Comment vous entendez-vous avec votre famille?' Tu retiens un haussement d'épaule. A quoi bon raconter toute ton histoire à un parfait inconnu, un parfait inconnu qui pourrait devenir ton maître de stage? Tu laisses donc le silence s'installer et tu le vois relever sa tête de sa feuille et déposer son stylo. Il te fixe à présent dans les yeux et tu as cette désagréable impression qu'il ne te lâchera pas tant qu'il n'aura pas eu sa réponse. 'L'entende est assez bonne. On a parfois quelques disputes mais rien de bien grave' Tu mens un peu. Mais tu ne veux pas parler de ton père, de son addiction à l'alcool, de sa violence. 'Comme dans toutes les familles. Ce n'est donc pas pour cette raison que vous voulez quitter Bristol' Tu hoches la tête négativement. Encore un mensonge. Pourtant, tu ne veux rien avouer, pour ne pas montrer ta vulnérabilité. 'Je ressens ce besoin de changement de ville. Quand j'ai vu que votre cabinet recrutait, je n'ai pas hésité. Pour moi, vous seriez une occasion de parfaire ma formation' Tu parles de perfection, tu en profites pour montrer ta motivation. Il sourit de nouveau. 'Je crois que nous aurons l'occasion de nous revoir', finit-il par te dire. Il prend congé de toi et tu lui adresses ton premier sourire. 'Il n'est jamais trop tard, je commençais à désespérer' Cette réflexion te laisse perplexe. Tu ne sais tout simplement pas quoi en penser, ni même comment l'interpréter. Tu sors enfin, respirant avec délice l'air frais. A cet instant, tu ne sais pas encore que tu seras recontacté le jour après par le jeune avocat, qu'auprès de lui, tu apprendras toutes les ficelles du métier pendant trois ans et qu'une amitié naîtra entre vous. Non, pour l'instant, tu doutes, tu as cette impression que l'intello avait plus de chance que toi. Et la fille au décolleté aussi. Un jour, tu finirais peut-être par être plus confiant. Ou pas.